DVD, La conversion de saint Matthieu de Caravaggio : aperçu d'un mystère
La boutique de l’Abbaye Saint-Joseph de Clairval chez Théophile propose le DVD Aperçu d’un Mystère, commentaire par un moine du célèbre tableau de Caravaggio dans l’Eglise Saint-Louis-des-Français à Rome : La Vocation de Saint Matthieu. 40 min de film rythmées de nombreuses citations bibliques exposent le sens spirituel de ce chef d’œuvre. L’auteur de ce travail explique pour les boutiques de Théophile comment il en arrivé à cette réalisation et l’aide que lui a apportée Sophie Mouquin.
Il nous apprend aussi à porter un regard serein sur cet artiste de l’aube du baroque italien, qui a fait couler tant d’encre et dont les œuvres religieuses d’un style si peu conventionnel à son époque continuent d’inspirer aujourd’hui encore de nombreux artistes ou amateurs d’art. Il explique pourquoi pour lui une vie morale tourmentée, telle que fut celle du Caravage (à l’instar de nombreux artistes), n’est pas de soi incompatible avec la production d’œuvres de génie profondément religieuses.
La méditation qu’il propose à travers ce film ne prétend certes pas à une interprétation exclusive de l’œuvre. Pourtant elle ne prend pas non plus le tableau pour prétexte à de pieuses considérations mais s’appuie au contraire sur une description attentive de la composition dans ses moindres détails. C’est ainsi qu’on découvre que la proximité entre les personnages de Jésus et de saint Pierre peut difficilement s’expliquer autrement dans l’intention du Caravage que celle (la plus classique) d’une incorporation de l’Apôtre au Christ, signe de l’Eglise hiérarchique au service du mystère du salut des âmes par le Sauveur. Considérant enfin l’hypothèse d’une autre identification pour saint Matthieu que le personnage à la longue barbe, ce moine dit pourquoi il préfère s’en tenir à l’explication traditionnelle, tenue depuis la création de ce tableau, qui n’a décidément pas finit de fasciner les visiteurs de Saint-Louis-des-Français.
Les commentaires sur Caravage et sur son tableau de la Vocation de saint Matthieu ne manquent pas. Qu’est-ce qui a poussé un moine bénédictin comme vous à réaliser ce DVD ?
Simplement la découverte du tableau. Je suis entré jeune au monastère et je n’ai jamais visité l’église Saint-Louis-des-Français. Mais lorsqu’on m’a remis début 2015 une carte postale du tableau, l’œuvre m’a d’emblée fasciné par sa richesse symbolique, et j’ai cherché à combler mais lacunes sur Caravaggio pour mieux partager ma contemplation avec ma communauté ; c’était pour l’ouverture de l’année de la miséricorde. Après quoi, j’ai réalisé un premier montage reprenant le travail de cette conférence, toujours à l’intention de mes Frères. Sur l’invitation de quelques uns qui le visionnèrent, je me suis décidé à le proposer à un plus large public. C’est alors que quelques uns ont attiré mon attention (en 2017) sur la belle méditation de Sophie Mouquin sur ce tableau dans le mensuel Magnificat, et je l’ai contactée pour lui demander son aide.
Connaissiez-vous Sophie Mouquin avant ?
Seulement de nom, justement pour ses commentaires d’œuvres d’art dans Magnificat, que je lisais avec bonheur quand j’étais étudiant en lettres. Je pouvais légitimement m’attendre à un refus, vu tous ses engagements professionnels et son CV un peu impressionnant. Au lieu de cela, elle me répondit immédiatement et favorablement. Après avoir pris connaissance d’une première ébauche (celle destinée aux moines) elle me fit de précieuses remarques, tant sur la forme que sur le fond. Je n’ai aucune formation en histoire de l’art et ne pouvais pas me passer de son aide. Elle corrigea ensuite intégralement le texte final. Sans parler de ses encouragements et de sa prière, indispensables pour mener ce travail à bien…
Pourquoi ce titre Aperçu d’un mystère ?
Mon exposé se veut mystagogique, c’est-à-dire une pédagogie s’appuyant sur la Révélation divine pour aider à mieux entrer dans le mystère de Jésus-Christ. En même temps, j’ai bien conscience que ce n’est qu’un bref coup d’œil sur le mystère chrétien, un simple aperçu, quelques pistes vers notre Sauveur à partir de ce témoignage artistique laissé par le Caravage.
Pouvez-vous nous rappeler qui est ce peintre ?
Michelangelo Merisi (ou Merighi ou encore Amerighi) est né à Milan le 29 septembre 1571, le jour de la fête de l’archange saint Michel (de là vient sans doute le prénom qui lui est donné). Ses parents sont originaires de Caravaggio et y retournent vivre en 1576 ; c’est là que décède le père de Michelangelo, alors que celui-ci n’est âgé que de sept ans. En 1584 cependant la famille est de nouveau à Milan ; Michelangelo est placé à cette date en apprentissage dans l’atelier du peintre maniériste Simone Peterzano. Le jeune artiste à environ 20 ans lorsque, dans l’espoir de donner à son talent tout son essor, il se rend à Rome, où il travaille dans l’atelier du Cavalier d’Arpin. Mais ce n’est vraiment que vers 1602, lorsqu’il achève la commande des trois tableaux de la chapelle Contarelli de l’église Saint-Louis-des-Français, la Vocation, l’Inspiration et le Martyre de saint Matthieu, qu’il se fait connaître du grand public, frappé par son audace esthétique, jouant sur des contrastes de lumière et un réalisme saisissants. Avec son style propre et peu conventionnel, il s’impose malgré tout dans l’art baroque italien naissant de la Réforme catholique et ne manquera jamais de mécènes pour lui passer commande. Pourtant en 1606, lors d’un règlement de compte entre factions dans les rues de Rome à l’occasion de l’anniversaire de l’élection du pape Paul V, Caravaggio est blessé et tue son adversaire, membre d’une famille romaine influente. Il s’exile pour échapper à la justice et pérégrine à travers l’Italie. Lorsqu’il apprend que le Pape est enfin disposé à lui faire grâce, il quitte immédiatement Naple pour rejoindre Rome, mais meurt en chemin de maladie à Porto Ercole en juillet 1610.
Vous donnez une interprétation spirituelle profonde du tableau de la Vocation de saint Matthieu, mais le Caravage a-t-il vraiment voulu dire tout cela à travers sa peinture ? Votre exposé n’est-il pas un peu trop interprétatif ?
Même si je ne prétends nullement à une publication scientifique en livrant cette méditation, je ne pense pas avoir exposé un discours purement subjectif, qui témoignerait tout au plus de ma propre sensibilité religieuse, réveillée au contact du tableau. Je pense vraiment ma démarche rationnelle et bien fondée, bien que les limites de temps que je me suis imposé pour ne pas décourager trop de spectateurs m’empêchent d’étayer à fond le fruit de mes analyses. Je pars notamment d’une description précise de la scène représentée par Caravage dans sa littéralité (comme le recommande saint Thomas d’Aquin pour l’interprétation spirituelle de la Bible : toujours partir du sens littéral). L’artiste nous met en effet en présence d’une scène de genre d’une banalité presque triviale dans la pénombre de cette pièce au décor quasi inexistant (comme souvent dans ses œuvres), pénombre que plusieurs ont comparée à l’obscurité des tavernes que fréquentait Michelangelo Merisi (la pièce rappelle en fait plutôt l’atelier du peintre).
Votre film fait allusion à la vie morale tourmentée de l’artiste. Cet aspect historique ne prêche-t-il pas en défaveur d’une interprétation trop catholique de l’œuvre ?
La complexité des rapports entre le génie artistique et la prudence morale a été bien mise en lumière par le philosophe Jacques Maritain ; il faut bien se garder de porter un jugement de valeur trop rapide sur une œuvre artistique d’après ce que l’on sait de la vie de son auteur. Pour ce qui est du Caravage d’ailleurs, le public français a été plutôt mal desservi par une tradition assez tenace qu’on pourrait brièvement dénommer le mythe du peintre maudit, qui tient plus du roman « historique » que de la science et jette toute l’œuvre du Caravage dans éclairage blafard post-romantique un peu sordide. A partir du XXe s. principalement, les historiographes italiens ont fait un travail considérable dans le sens d’une plus grande rigueur intellectuelle, permettant de situer plus exactement cette œuvre dans son contexte, et qui prêche au contraire en faveur de la sincérité du peintre dans l’exercice de son art, y compris pour ses œuvres religieuses.
On peut donc être débauché et artiste profondément religieux ?
Je n’ai pas dit que Caravage était profondément religieux, mais l’Histoire prouve que des artistes aux mœurs douteuses ont réellement transmis à la postérité des œuvres de génie profondément religieuses et catholiques en toute sincérité. Rappelons simplement au passage que le génie artistique est de l’ordre du charisme, soit un don de Dieu, providentiel mais seulement naturel, destiné immédiatement au bien de la communauté toute entière et non d’abord à la sanctification du sujet (l’artiste), qui est le dépositaire de ce don naturel. La sainteté relève de la vie théologale dans l’âme, le don proprement surnaturel, qui produit des actes de foi, d’espérance et de charité, et non des œuvres d’art ! Quant au sort éternel de Caravaggio… je laisse Dieu juge. Il reste en un mot que les artistes voient des chosent que les autres ne voient pas, de par leur don particulier, et peuvent en témoigner fidèlement, même quand ils n’en tirent pas automatiquement les conséquences pratiques dans leur vie quotidienne. Mais ce dernier point appelle plus notre prière que notre condamnation !
Pour en revenir précisément à votre interprétation spirituelle du tableau de La Vocation de saint Matthieu, vous expliquez par exemple que saint Pierre, placé devant le Christ, est comme son prolongement. Que faites vous de la thèse qui voudrait que l’artiste a voulu représenter en filigrane, à travers l’apôtre ainsi disposé, l’Eglise hiérarchique qui nous cache Jésus, comme un obstacle entre nous et Dieu ?
Cette dernière hypothèse est généralement présentée de façon plus nuancée, mais vous exprimez bien ce qu’elle signifie, faisant du Caravage un peintre subversif. Il me semble que le parallèle avec le tableau de la Décollation de saint Jean-Baptiste est assez parlant et montre bien la manière de Michelangelo Merisi dans ses compositions. Il ne viendrait à personne l’idée d’affirmer que Salomé sur ce dernier tableau fait obstacle entre nous et Hérodiade. Même d’ailleurs sans cette comparaison, l’hypothèse ne résiste pas à une analyse sérieuse du tableau de la Vocation pris en lui-même. Le spectateur surprend comme à l’improviste la scène de l’appel du collecteur d’impôt, et il en est d’autant mieux saisi que l’éclairage mis en scène dans la composition correspond à celui de la chapelle Contarelli. Malgré ce réalisme saisissant, le visiteur de l’église Saint-Louis-des-Français ne peut prétendre être directement impliqué dans la scène représentée : aucun des personnage ne le regarde et les ligne de forces de la composition (de gauche à droite, soit depuis l’entrée de la chapelle jusque vers l’autel) excluent tout point de fuite qui l’entraînerait lui-même vers le Christ (au contraire par exemple de la Madone du Rosaire, qui nous implique dans la perspective). Il n’est donc pas question de parler d’un saint Pierre qui serait un obstacle sur le chemin du spectateur vers Jésus, mais bel et bien conjoint au Christ, comme partie intégrante du but à atteindre pour saint Matthieu lui-même, auquel le spectateur est appelé à s’identifier.
Vous n’ignorez pas enfin la controverse soulevée il y a quelques années par l’hypothèse selon laquelle saint Matthieu ne serait pas en fait le personnage barbu au centre, mais le plus avachi sur la gauche, Jésus venant chercher ce qui était perdu ?
Cette explication nouvelle nous montre bien que cette œuvre géniale ne cesse d’interroger encore aujourd’hui. Il est vrai que l’index trop tendu du personnage à la barbe majestueuse pose question, et qu’on ne peut pas non plus conclure à une maladresse de Caravaggio dans son dessin (même s’il peignait très rapidement sans aucun croquis préalable), en raison du soin que l’artiste porte généralement au réalisme dans la représentation des personnages, jusque dans les détails. Mais je crois donner dans Aperçu d’un Mystère une interprétation rendant suffisamment compte de ce détail. Quant à l’explication d’un plus grande miséricorde de la part du Christ à appeler ce qui est plus vil (représenté par l’homme le plus courbé), même si elle fait honneur à la noblesse des sentiments de son auteur, elle me semble plutôt un beau raisonnement plaqué sur l’œuvre que le fruit de son observation attentive, et je préfère m’en tenir à l’identification traditionnelle du saint Matthieu portant la barbe, comme d’ailleurs sur les deux autres tableaux de la chapelle Contarelli.